Il est difficile de s’imaginer des pays lointains ou des expériences nouvelles si un jour un conteur, un voyageur ou un ami ne nous a pas raconté avec force détail les atmosphères et sensations qu’il a pu vivre. C’est un art fort délicat que d’emmener progressivement son auditoire d’une résonance tout à fait connue et normale, à des rivages peu à peu éloignées, et puis soudain dans un tout autre environnement qui nous décalerait totalement par rapport à notre réalité quotidienne. A travers émotions et compassion, le récit nous transporte d’un lieu connue ou d’une destinée commune, à quelque chose de soudain singulier et extraordinaire, qui nous touche jusqu’au fond du coeur et nous fait verser des larmes.
Des conteurs, heureusement, il en existe, pour toutes expériences et tous types de récits, et qui servent à passer les récits d’esprit en esprit, à les transmettre de sensibilité à sensibilité. Il doit faire preuve de patience, parce que son auditoire n’est pas habitué à de tels récits, il doit se faire comprendre et se faire croire, dans son rapport d’une expérience radicale de la réalité. Il faut que le récit soit palpable, car quel hindou croirait au Groenland ? Le récit vous prend dans votre réalité quotidienne, vous berce dans votre réel, puis doucement vous téléporte dans son métavers. L’air est plus lourd, le ciel plus bas, les gens vous regardent en étranger. Il y a des fruits inconnus sur les étals des marchés, des chiens ou des chats errants, des oiseaux nouveaux, des odeurs bizarres, des bruits stridents, des silences inquiétants. Les sens se brouillent et l’on est la même personne, mais dans une autre ambiance. Comme des cellules souches trempant dans une autre éprouvette.
Le récit dans cet ambiance mutée, le récit vous garde à l’abri de perdre pied, car il reste avec vous le fidèle compagnon de langage. C’est lui qui fait sens, qui donne toute sa logique aux enfilements de couloirs et de portes de nouvelles expériences. Le récit, grâce aux mots, grâce aux rythmes, grâce aux intonations du texte, vous guide le long de jetées ultramarines, sur le même bateau du langage. C’est ce bateau perdu dans la mer des sens et des significations du monde, de la vie, qui relie les détours et virages des existences individuelles en messages porteurs de sens. Le récit, par un enchainement de phrases qui finalement font sens, porte le lecteur ou l’auditeur vers un point plus haut que lui même, où l’individu dépassé, sorti de sa zone de confort, se retrouve à surplomber ce qu’il trouvait auparavant le sens des choses et l’état du monde et les lois de l’existence.
Même en disant des banalités, des lieux communs, des choses acquises, par le récit on transfigure l’expérience individuelle profonde en vecteur d’émotions transmissibles, en quelques phrases donner un rêve, un sens, un but aux gens.